… one
To whom you are but as a form in wax
By him imprinted, and within his power
To leave the figure or disfigure it.
W. Shakespeare, A Midsummer Night’s Dream.
Mon cher Stéphane,
Cire et chambre noire, as-tu dit, mais à quoi pensais-tu, à Arsenic et vieilles dentelles, au Mystère de la chambre jaune ou à Meurtre au musée de cire ? Aux trois, probablement. Je suppose que tu as prévu un vernissage dans le plus pur style des polars britanniques, avec un repas aux chandelles truffé d’angoisse, pendant lequel certaines, selon leur habitude, joueront négligemment avec la cire qui dégouline des bobèches et en malaxeront les stalactites d’un doigt lourdement bagué. Tenue de soirée et crime de rigueur, avec mystère, s’il vous plaît, ambiance denfilm noir, très noire.
Je me rappelle cependant les toiles précédentes, leurs chatoiements et leurs irisations qui faisaient danser le regard comme sur un parquet de salle de bal éclaboussé de bluettes. A présent c’est différent ; tes toiles commencent à m’aspirer et j’y trouve une odeur de terre et de vérité. Tes pastels ont troqué leurs belles défroques contre des manteaux couleur de muraille, des parures d’ocre et de feuilles mortes, le nombre des carrés qui les rythment a diminué de façon dramatique. Il est grand temps pour moi de sortir ma loupe et mon calepin de détective, car les indices s’amoncellent. Je tiens presque un synopsis pour mon futur polar : on a découvert le corps dénudé de plusieurs femmes. L’identification sera difficile car il leur manque une bonne partie de la tête. Cependant, le serial killer a semé des éléments signifiants sur les lieux du crime, cartes à jouer, feuilles de vigne, appareils photographiques ou ouvrages littéraires aux titres soigneusement sélectionnés. Un des corps, celui d’une Africaine, est même
muni d’une faux. La dimension allégorique de ces indices tendrait à prouver, selon les experts psychiatres, qu’il s’agirait d’un écrivain ou d’un artiste, à défaut d’un esthète, mais cette interprétation diffère de celle du laboratoire de criminologie. En effet, les traces de cire et de sels d’argent découvertes sur les corps laissent à penser qu’on est plutôt confronté à l’œuvre d’un photographe pratiquant l’apiculture comme passe-temps ou d’un apiculteur féru de photographie. Je me rappelle t’avoir écrit la phrase suivante : Monsieur, vous parlez de cire, parce que je trouvais que tes tableaux, par le truchement de la couche à peine translucide qui les recouvrait, signifiaient clairement ce qui est à la fois transparent et opaque dans l’art, et que devant eux je jouissais de voir et de ne pas voir, de parler et de me taire. A présent, je comprends encore mieux, grâce à l’assombrissement de ta démarche et à cette lucidité qui, paradoxalement, te pousse vers l’obscurité. « Now, the plot thickens », comme le dit Laurence Olivier dans Sleuth, l’intrigue s’épaissit et la cire parle le même langage, qu’elle soit transparente ou opaque, qu’elle me livre crûment la photo qu’elle recouvre ou qu’elle reprenne ses droits de matière en dévorant la lumière. Elle me rappelle aussi, polar oblige, La lettre volée de Poe, elle montre pour mieux dissimuler.
A moins qu’elle ne dissimule pour mieux montrer. Tu vois, je t’échange un chiasme contre le ravissement que tu procures à mon chiasma optique devant les belles figures de style que tu couches sur la toile. Rassure-toi toutefois, car malgré tout ce que j’ai vu, je ne dirai rien à la police ; je me contenterai, comme le fait Joseph Cotten à la fin de L’abominable Docteur Phibes, de constater que le coupable n’est que partiellement découvert, heureusement, et qu’il s’échappe par une dernière pirouette en nous laissant dans l’obscurité.
Dans l’attente de ton prochain film, après ce fondu au noir littéral, je t’abandonne encore une fois mon regard.
Bien amicalement,
M.
Montélimar, le 17 septembre 2002.