Les intermittences de la couleur, Claude Bouyeure

Les intermittences de la couleur

« les couleurs ont une telle influence sur l’esprit qu’il suffit de regarder pendant quelque temps une couleur pour se laisser entraîner à un ordre d’idées tout différent de celui dans lequel on se trouvait auparavant. »

L’énigme
L’énigme se met en place à partir de la couleur. Une couleur tout en nuances. Une couleur de velours, de volupté, faites pour susciter la gourmandise et le trouble.
En effet, la peinture de Stéphane Braconnier joue des incertitudes et des troubles qui menacent la vue. Mais un trouble est-il une menace ? Est-il pas aussi un plaisir ? N’est-il pas ce qu’est tout plaisir, manifestation ambiguë d’une violence retenue et d’une passion.
Toute histoire à un commencement…
… Il faut avoir vu Lyon au coeur d’un après-midi glacé de janvier, avec un soleil pâle comme une orange pâle, se reflètant       dans les eaux du Rhône pour métamorphoser le paysage en « impression, Soleil-Levant ». À l’arrière plan, dans les brumes ocrées, les silhouettes des demeures, les hauteurs de Fourvière. Il faut avoir vu défiler — par les fenêtres du train — la campagne lyonnaise. La roseur de ses collines sous les rayons qui perçaient les nuages légers ou, au nord, par endroits, la nature calcinée, les sols labourés noirs, les arbres nus couverts de givre.
… Il faut, au coeur de la ville, découvrir cette large ruelle, située non loin du fleuve, ressemblant à s’y méprendre à une ruelle de Florence, de Rome, de Naples… Avec les façades des maisons, ateliers, entrepôts de la soierie, peintes dans toutes les tonalités de l’ocre, de l’orange, du rose. Dans la palette de la vieille Italie plagiée sans vergogne. Y compris les volets verts/bleus, verts/verts.
Troisième étage, l’atelier de Braconnier. Pièce monumentale. Pièce de palazzo romain. Rien à voir avec la froideur loftienne des lofts de Paris. Et pourtant cet endroit fut sans doute, dans des temps éloignés, un ancien atelier où l’on tissait la soie.       Tout ici et calme, lumière, jouissance. Les plafonds hauts. Les fenêtres nombreuses, cernées par les plantes, l’éclairage parfait (reflets des maisons en vis-à-vis).
Grande table-tréteau au centre de l’atelier. Un désordre de tubes, boîtes, pinceaux, couteaux, brosses, récipients, gants       de caoutchouc… Tout autour de l’atelier, les pièces à vivre.Sous la table, un chien noir, beauceron français, énorme avec des yeux tendres et une expression langoureuse de diva énamourée.
Il s’est avancé vers moi pour me filer un patin si convaincu et interminable qu’il m’a fait défaillir. Il m’observe, sous sa table, les deux pattes de devant marquées de roux, sagement croisées l’une sur l’autre.
… Il faut avoir tout vu. La lumière, les chromatismes, la cour, l’espace, senti l’odeur sapide de la peinture à l’huile, « fendez les grandes vagues de température de l’espace de la peinture à l’huile. » (Ossip. E. Mandelstam) pour comprendre.

Sur les murs
sur les murs de l’atelier, sur les murs des pièces à vivre, les tondi de Braconnier. Ils nécessitent, parfois, plus de 300 passages de la couleur avec une brosse ou. 300 passages pour aboutir à cette surface lisse, vibrante et d’une soyeuse vitalité. Car les anciens tondi à la surface granuleuse qui suscitaient l’intimité tactile, parcourus, criblés de fines cicatrices (elles permettaient de recenser les strates des chromatismes appliqués sur la croûte poreuse), de cratères sombres, où la série, plus ancienne, de toiles carrées avec découpe sur une des bordures et application d’un objet, ont, aujourd’hui, céder la place à cette superficie satinée, à ce cristal crépusculaire auquel s’éprouve la lumière.
Le tableau entouré d’une lanière d’aluminium — ce cercle de métal le projette en avant lorsqu’il est accroché au mur, comme un objet en trois dimensions — emprisonne un essaim de chromatismes dont chacun, avec ces différences de visée, de registre, d’intonation (densité ou légèreté, ombre lente et chargée d’une lumière en fuite ou éclair qui dure comme une condensation, comme un feu qui tremble mais ne s’éteint pas), appelle un épithète. Impeccable violet, grenat exact, bleu pétrole qui tombe à pic, vert cadmium qui libère, purifie allège…
Mais, il y a ici, tant de tonalités on ne peut toutes les nommer… Rouge, brun, ocre orangé, bleu outre-mer… Elles sont choisies, disposées, dirigées sur la surface tourbillonnaire d’une main de maître. Le peintre sait comment les « mettre au pas ». Leur rythme obéit au geste du bras. Elles se métamorphosent en silhouettes, en ressacs au rythme profond, en taches secrètes, en intermittences fragiles du visible.
Il s’agit là d’une dialectique entre ce qui s’isole, s’installe comme des âmes qui jonchent le sol d’une grève après la tempête et ce qui s’anime et s’envole.
Ces couleurs sont impériales. Hiératiques et impalpables. Jusqu’à l’insolence. Une insolence intolérablement insolente.       C’est à prendre ou à laisser. On prend. D’ailleurs peut-on oublier ? Peut-on oublier le geste de S.B. s’emparant d’un tube de peinture et, avec délectation, le pressant pour en extraire une larme rouge qu’il s’empresse d’étaler du pouce sur un morceau de carton ?

Braconnier insiste
Braconnier insiste. Il ne peint jamais autrement qu’à la lumière du jour. Il peint à échelle humaine. 1,70 m de diamètre.       Les bras étendus à l’extrémité de l’autre main, le spectateur peut embrasser le tableau en son entier.
Ce travail est nouveau tout en restant fidèle en lui-même. Peinture exemplaire de la modernité sans se rebeller contre le classicisme. Bref, c’est tout ce qu’on aime quand on se trouve en présence d’une oeuvre avec ses lumières, ses tonalités, ses dimensions, son écriture qui ne cherchent pas à imiter ce qui se passe ailleurs.
Une peinture sans esbroufe et qui témoigne d’un sacré métier.

Les tonalités
les tonalités se bousculent à la surface. Elles affleurent d’un fond sombre. « Je marche dans l’obscurité, dans l’obscurité       il y a des empreintes. » (Miro)
300 passages ont créé ces perturbations qui couvrent de leur plénitude l’espace et le saturent. La maturation, le temps, l’accumulation ont fomenté des surgissements venus des profondeurs secrètes au tableau. Ces affleurements ont, parfois, valeur d’annonciation. Telle nuance présage l’apparition d’une autre. Le processus s’accomplit tandis qu’ on se déplace.
C’est ici que surgit l’énigme. Mais elle n’est jamais résolue. On peut simplement jouer avec elle sinon la déjouer. On danse devant le cercle, on recule, on l’examine d’un certain point de vue, puis d’un autre, comme s’il s’agissait réellement d’un objet en trois dimensions.
Et, tandis que le regard flâne, glisse, scrute, s’interroge, les nuances s’agitent, se croisent, s’éclairent, bougent, bousculent anarchiquement les apparences, dialoguent, chuchotent, entretiennent des conversations à temps rompus… S’escamotent, agissent les unes sur les autres où se présentent séparées et juxtaposées, ce qui donne, à la fois une liberté, une simplicité extrêmes et un surprenant pouvoir de retentissement.

Un tondo
Un tondo de S.B. est le lieu de la résolution d’une multitude d’espaces dissolus. La durée s’y déroule. Quel meilleur emblème que ce cercle pour signifier l’espace qui nous entoure. Pour nous absorber, pour nous dissoudre dans sa rotondité cosmique ? Quel meilleur symbole de prolongation ? Celle de l’histoire. Dans ces nuances, ces incidences, ces irisations on croit reconnaître tel détail du premier plan de « Diane et Actéon » du Titien dont toutes les oeuvres de la fin reposent sur le pouvoir suggestif que la couleur dans laquelle les formes se dissolvent. Comment ne pas évoquer également la luminosité progressive des voûtes de la galerie dans la « découverte du corps de Saint-Marc » de Tintoret ou telle harmonie d’ocre et de vert d’un Velasquez.

Toutefois
toutefois, l’irrémédiable guette. L’irrémédiable est aux frontières. S.B. joue au jeu dangereux du jusqu’où-il-peut-aller-trop-loin sans que ses couleurs ne se laissent prendre par l’obscurité. Mais cela n’arrive jamais. Le peintre-équilibriste marche sur le fil au-dessus du gouffre sans s’y échouer. Toute la force la subtilité de cette peinture tient à ce danger et de cette alliance pleine de menaces et de risques entre l’attirance de la nuit et la couleur, c’est la force, la vitalité, la violence coup de poing de la couleur qui, à chaque fois, triomphent.
D’une certaine façon on pourrait dire que S.B. est le peintre du volume toujours en train de naître. Mais un volume menacé et, pour cela, rare, précieux et fortement présent bien qu’incliné en direction de son absorption. Il nous suffit d’imaginer une silhouette qui s’inscrit devant une porte ouvrant sur le soir et qui s’imprègne de cet arrière-plan. À travers ces rencontres d’espace dont nous savons la charge imaginaire se crée le trouble.S.B. déteste les arêtes dures et précises du réel pour leur préférer une imprécision ardente. Tous ces jeux du visible dans ses apparitions, ses dissolutions, ses métamorphoses c’est la forme du destin même. Le destin si on pouvait le vivre par les yeux.
S.B. semble affirmer un visible. Mais ne l’affirme que par intermittence. Il s’y produit des clignotements imaginaires. Chaque chose s’y donne à voir puis s’escamote à vue. Ou bien une chose apparaît mais le reste alentour se dérobe. L’espace où apparaît le volume peint est un non-lieu, si bien que le doute prend. On se demande si le volume coloré est bien volume ou aventure de l’imagination. Cette façon de percer à vif le visible, de le malmener, cela s’appelle la violence et passion parce qu’il advient que ce visible marque les yeux à jamais comme une blessure.

Claude Bouyeure
Printemps 1991