La composition, qui s’établissait précédemment à
partir de la construction du châssis, est désormais traitée
dans une perspective d’ensemble, selon l’espace modèle de la couleur.
Le tableau, sujet à des recouvrements superposés, affirme
un espace illusionniste, occupé par des embryons d’éléments
organisés ou désordonnés, par des amas de matières
colorées dont l’existence semble fragile. Le châssis, bien
que construit à l’extrême par un astucieux travail de menuisier,
ne se perçoit plus comme une structure indépendante. Recouvert
à l’excès par la couleur, sa forme et ses directions semblent
occultées. Les couleurs à la limite des couleurs, le recouvrement
à la limite du recouvrement, ont une existence autonome. Que devient
alors ce travail sur la composition dont nous parlions il y a tout juste
deux ans ! Les couleurs dans ses oeuvres récentes créent des
flux et des distorsions. Elles trouvent des prolongements sur les bords
du châssis et vers le bas. Comme si le peintre figurait ce trop-plein
de couleur à la manière d’un artiste expressionniste comme
Baselitz, qui conçoit la peinture dans ses retournements extrêmes,
en imposant un immense dévidement de matières vers le bas.
Paradoxalement de tels débordements de couleurs chez Braconnier
ne proviennent que d’un travail patient et réfléchi. Dans
leur propre mise en scène, les couleurs créent de nombreux
espaces. Elles produisent un effet d’accélération qui rend
l’oeuvre plus construite, moins iconoclaste qu’auparavant. À la place
du recouvrement autrefois arbitraire qui tendait à faire disparaître
toute intention figurative, Stéphane Braconnier fait naître
des signes et d’imparfaites figures à travers de nombreuses superpositions
de couleurs et d’amas de matières. Dans ce « barbouillage »
volontaire, qui semble de nouveau rendre hommage aux peintures à
l’encaustique de Jasper Johns, naissent des signes plus reconnaissables,
même occultés par le trop-plein de couleurs. Les vérités
sont multiples, ambivalentes : les titres des oeuvres énoncent aussi
des revendications spirituelles qui vont au-delà des signes.
Leur message est contradictoire.
Les riches incohérences de l’ornement
ces peintures faites de nombreuses superpositions, de nombreuses surcharges,
paraissent attirer les contraires. Parce que peintes à l’excès,
elles sont dans un état mixte. Le solide, le palpable, c’est cet
« objet », ce châssis occulté, en forme de décor
qui se donne à voir, embelli par les couleurs ; tandis que la couleur,
dans son éblouissement et son illumination, forme une grammaire ornementale.
Comme tout art abstrait, c’est-à-dire comme toute expression volée/violée
à la réalité, la question du contenu se pose. Autant
d’effets de juxtapositions et d’assemblages incongrus au sein de la surface
et au-delà, sont porteurs de riches incohérences dans un esprit
baroque. Comme l’écrit Severo Sarduy, la constante tentation de l’art
baroque serait de réaliser un art « monstrueux », justement
disloqué et attirant les contraires. Dans cet art s’imposerait alors,
écrit Sarduy « la rencontre illogique de deux figures possibles
mais contradictoires ». Faut-il voir dans le travail de Stéphane
Braconnier une volonté de laisser au hasard mener le jeu ? Peu enclin
à user des recettes et des techniques d’une « écriture
automatique » partiellement obsolète, l’artiste paraît
tenter aujourd’hui de transgresser les lois trop convenues du formalisme,
en se rapprochant de l’ornement et de sa riche incohérence. Ces oeuvres
« furieusement peintes » en tant qu’ornements et décors possibles,
sont aussi le fruit d’intentions primitives et de pulsions profondes.
Jean-Pierre Bordaz
Février 1986